L‘histoire ne s’écrit pas seul
Annabelle Dupret, tract, 2006

DISASTERS….

(Jules, et Jim, et Pierre,…)

– il faut prêter une importance réelle à la tragédie grecque – c’est là qu’on observe qu’un lien profond réside entre esthétique et politique [l’un et l’autre sont « travail collectif »] – ça engage une référence au passé [ou à la mythologie] – aujourd’hui, cette référence à la mythologie est à prendre au sens large [il y a les disasters de Warhol…] – la culture décadente fin de siècle est jubilatoire – c’est en cela qu’elle est aussi résistance – à des époques et dans des lieux différents, les sécessionnistes et les dadaïstes agissent de manière similaire – les deux se retrouvent dans mon travail – je ne situe pas de différence réelle entre eux – les dadaïstes font table rase alors que les sécessionnistes entretiennent une fascination pour la société dans laquelle ils sont – non… ? – non – il n’y a pas de séparation si nette entre les deux, c’est une dialectique – on ne peut pas circonscrire les dadaïstes au rejet de la forme et s’arrêter à la fascination des sécessionnistes viennois pour celle-ci – il n’y a pas de différence si marquée entre les deux – découper l’histoire en tranche n’a pas de sens – [il faut refuser la spécialisation] – tiens, voilà une version de « L’Exécution de l’Empereur Maximilien » par Manet, c’est une version que Manet avait mise en pièces et que Degas a reconstituée – …formellement, elle est bien plus forte que l’original – Schwitters, si tu regardes bien, formellement, c’est très beau – tu as ses prises de position politiques au niveau du fond, et formellement, c’est très beau – il y a aussi un décalage entre les documents qu’il utilise, et sa vie effective – est-il en ville ou à la campagne… ? – l’intérêt du principe de collecte, c’est que tu peux tout intégrer,… – mais tu n’intègres pas tout – ça signifie en fait qu’il n’y a pas d’a priori par rapport aux images que tu vas utiliser, tu ne peux pas en avoir – oui, mais il y a quand même des confrontations de choc dans tes collages – l’image de la femme qui se fait sodomiser, posée au-dessus d’un ticket d’Art Brussels, est limpide – difficile d’imaginer que tu n’avais pas une idée bien précise de ce que ces images représentaient au préalable – si on regarde le grand verre de Duchamp c’est extraordinaire – là, on est dans une construction plastique complexe, très fouillée – tu as les deux chez Duchamp [on ne peut pas opposer Duchamp et l’esthétique] – c’est pour ça que moi, ça ne m’embête pas de faire des choses très formelles et d’avoir fait du Mail Art pendant longtemps [j’y travaille encore, mais ce n’est pas la même dynamique que dans les années 😯 – il faut s’adapter à la situation sociale] – on ne peut pas lier politique et artistique de manière artificielle – une des possibilités est d’avoir un pied dans les institutions, et un pied en dehors – un pied dans le partidaire et un pied dans le mouvement [artistique] – il faut savoir que c’est impossible de contrôler son travail – c’est pour ça qu’il ne peut pas y avoir de séparation claire entre vie et œuvre – il faut adopter une position de retrait – le problème, ce ne sont pas les institutions, c’est ce qu’il y a derrière – on se trouve entre deux théologies aujourd’hui, celle des marketeux et celle des monothéismes exacerbés – les institutions en tant que telles sont des fusibles, des paravents – autrement dit, le problème, ce sont les marchés qui sont derrière [on est dans des tranchées] – pour revenir aux tragédies grecques, on se rend compte qu’il y a une liberté absolue au niveau des dieux, mais pas au niveau de la société en tant que telle ! – si jamais tu touches à ça, Waah… ! – je ne fais pas de différence entre le travail et la vie, pour moi les deux sont vraiment imbriqués – c’est ma façon de vivre qui en est la source – les différents moments qui composent mon travail ne forment pour moi qu’un seul bloc – j’ai commencé à peindre, à écrire et à faire des collages en même temps – mon point de départ, c’est Marcuse – il parle du lien flagrant entre art et révolution, entre culture et révolution – …indissociables d’une émulation collective ? – pour moi, ce départ s’est fait seul, puis très vite collectivement – tu considères ton travail comme restant le même, qu’il soit collectif ou en partie solitaire ? – c’est pire que ça, c’est que, pour moi, c’est pareil – à une époque, il y avait 50/60 participants… – quand je balançais des trucs terminés les gens me disaient : “ouais, mais ça,… c’est Tillier !” – pourtant il y avait 60 participants – on a aussi travaillé sous pseudo – Schwitters, par exemple, est une figure très solitaire mais son travail, qui passe en partie par Dada, est aussi collectif – tu arrives à être ouvert à ce point, parce que justement, tu es solitaire – tu dois impérativement retourner dans ta tranchée – pour éviter la théologie du marché, qui fonctionne sur l’image, et les théologies intégristes qui la rejettent complètement – comme tu es au milieu, qu’est-ce que tu fais ? – tu utilises l’image contre une théologie ? – tu dois jouer là-dessus tout le temps – tes collages se figurent parfois à la manière de ces jeux de censure, ou une image en cache une autre – à la limite, dans ma tête, le collage n’est jamais fini – je peux le retravailler 15 jours après, 6 mois après, le déchirer [en faire autre chose] – et à partir du moment où tes collages sont exposés ? -… je me dis que c’est le travail à un moment donné – pour moi, dans ma tête, il peut encore changer, mais les gens qui en font l’acquisition ne tolèrent pas ça… – « touche pas à mon Tillier ! » – et ça, c’est pas mon problème ! – le matériel est là, et tu peux le retravailler – l’œuvre d’Art n’est pas “sacrée” – regarde l’histoire du grand verre de Duchamp : il est fini, et puis il se casse – finalement il est mieux cassé – surtout si c’est « La mariée mise à nu par ses célibataires-mêmes » – avec le Mail Art, on a fait circuler un maximum – c’était aussi le principe : que les œuvres circulent – dans les principes, mais certains ont cumulés ! – c’était un réseau [un collectif “d’artistes”, vu de l’extérieur] – mais nous, on ne se considérait pas comme des artistes – il y avait des peintres, des philosophes, tout ce que tu veux – il n’a jamais été question d’un groupe d’artistes – plutôt d’un groupe militant, constitué de gens qui veulent faire des choses ensemble, des choses communes –

Thierry Tillier / Annabelle Dupret