Thierry Tillier: déluges intimes – économie de signes
Annabelle Dupret, Collimateur 06 “Travail/Divertissement”, 2004

1. De la visibilité du monde et de son inventaire…

L’Europe méditerranéenne à l’échelle 1/18.000.000 – Des visages maquillés décontenancés – Une légende en couleur des sols du Luxembourg – Un croisé avec son épée, son fourreau, sa cape, sa cotte de maille et son bouclier – Une vamp en uniforme – Une plante, ses feuilles, sa fleur et son fruit – Des cyclistes – Le visage d’une aborigène – Des métiers à tisser – La taille d’une femme vissée dans un corset de cuir…

2. Simulation et indifférence.

Aujourd’hui, écrit Baudrillard, le signe s’est “dégagé de cette obligation archaïque qu’il avait de désigner quelque chose, il [est devenu] (…) libre pour un jeu structural, ou combinatoire, selon une indifférence et une indétermination totale”[1]. Nous vivons dans une ère de simulation complètement ouverte, où des termes autrefois contradictoires ou “dialectiquement opposés”[2] sont devenus parfaitement commutables. Dans ce contexte, ce qui constituait des critères de valeurs (au départ, humanistes) a été complètement noyé dans un système d’images et de signes, dans un code basé sur la neutralisation et l’indifférence.[3]

Les figures, extraites de leur contexte d’origine, de leur espace et de leur temps par Thierry Tillier, semblent se côtoyer indifféremment sur ses étendues de papier blanc. Le visage apathique d’une aborigène peut avoisiner le corps provocant d’un mannequin élancé, et les photos d’enfance, se présenter sur de vieilles cartes politiques lithographiées… Pour l’artiste, il s’agit de n’avoir aucun a priori sur les images manipulées. Dans ce cas, on peut se demander ce qui distingue cette activité de ce que Baudrillard dénonce: un système qui réduit tout terme, toute figure, à l’indifférence et à la neutralisation en le rendant “parfaitement commutable” avec son voisin.[4] Tout peut figurer dans les collages de Thierry Tillier, mais on n’y retrouve pas tout. A partir du moment où un “choix draconien” [5] s’opère au niveau de la sélection des images, on s’éloigne forcément d’un système noyant les images dans la neutralité et l’indifférence. Cependant, il est vrai qu’aucune règle ne pourrait résumer ces critères de sélection.

3. Miroir-

Comment expliquer, pour le reste, que cet artiste (qui se situe clairement en retrait et qui lutte quotidiennement contre un système basé sur une économie de marché ultra-libérale) puise justement de nombreuses sources dans une imagerie issue de la fantasmagorie capitaliste?

Dès le départ, Thierry Tillier opte pour une position de recul et de résistance. L’écriture, la plastique et l’engagement politique s’imposent à lui, suite à sa découverte des textes de Marcuse et, très vite, ce travail individuel prend une tournure collective. Il se rapproche alors de mouvements tels que Fluxus, pour participer ensuite, activement, à des réseaux de Mail Art. Au cœur de cette pratique, on retrouve une volonté de fonctionner en circuit autonome, une indépendance manifeste vis-à-vis du marché de l’art et une mise en péril du rapport institué traditionnellement entre le spectateur/consommateur et l’artiste/producteur. De nombreuses règles, déterminées à l’origine par la culture environnante et par la société, sont modifiées en profondeur par le réseau et pratiquées en son sein. De cette nouvelle structure opérationnelle va déboucher une formulation artistique complexe qui favorise une réelle prolifération de signes, en lien étroit avec leurs auteurs, mais dégagés, par ailleurs, de leur stricte appartenance à ceux-ci.

Il y a dans ce mouvement, une stratégie de retrait qui est mise en place par les intervenants. De nouveaux modes d’échange se dessinent, qui définissent un nouveau territoire, un nouveau champ, dans lequel ils vont pouvoir fonctionner. Le mouvement est collectif mais le travail, lui, est profondément solitaire.[6] Car rien ne permet d’affirmer qu’un envoi suscitera un retour significatif: un message peut effectivement avoir été expédié en pure perte. “Chaque parole du discours [, prise isolément,] est fragmentaire [et] insuffisante”[7]. La relation discursive qui lie les différents participants d’un tel réseau entre eux est donc fondamentalement instable. Si “[la parole] ne trouve son sens (…) que dans l’espace et la durée où se clôt l’échange”[8], ces artistes s’investissent pourtant dans un tissu communicationnel très vaste, et foncièrement ouvert.

Un problème se pose aujourd’hui dans la mesure où ces possibilités d’expression se sont vues profondément restreintes. En effet, cette dynamique, que l’on pouvait encore rencontrer dans les années quatre-vingt, n’existe plus à l’heure actuelle. L’artiste insiste d’ailleurs sur ce fait: sa pratique du mail art s’est développée dans un contexte historique bien précis. A l’époque, le fait de prendre position de manière collective était une évidence… et cette expression était par ailleurs politique.

4. Saisie « »

Baudrillard met en évidence trois “ordres de simulacres” qui s’enchaînent dans la société occidentale: la contrefaçon (de la renaissance à la révolution industrielle), la production (pendant l’ère industrielle), et la simulation (période actuelle, gouvernée par le code).[9]

Pour illustrer l’analyse qu’il fait de la période actuelle (basée sur une métaphysique indéterministe du code [10]), Baudrillard prend l’exemple du strip-tease, qui est symptomatique de son mode de fonctionnement. Il écrit: “[Le strip-tease] réfléchit le corps dans [un] miroir de gestes et selon [une] abstraction narcissique rigoureuse – le gestuel étant l’équivalent mouvant [d’une] panoplie de signes, de marques à l’œuvre par ailleurs dans la mise en scène érectile du corps à tous les niveaux de la mode, du maquillage [et] de la publicité”[11]. Les collages de Thierry Tillier ne sont-ils pas du même ordre puisqu’ils nous renvoient eux aussi, comme par réfraction, les images de ces pin-up glamour en imprimé sur papier glacé? Baudrillard va même jusqu’à préciser: “(…) les gestes dont la fille s’entoure (dénuder, caresser, et jusqu’à la mimétique de la jouissance) sont ceux de « l’autre ». Ces gestes tissent autour d’elle le fantôme du partenaire sexuel. Mais du coup cet autre est exclu, puisqu’elle se substitue à lui” [12]. Là aussi, une comparaison peut être faite avec les collages de Tillier où tant de femmes, au visage interloqué, la bouche entrouverte (saisie entre parole et jouissance), répétant sans cesse le rituel des gestes du plaisir qui sur elles pourraient être réalisés, s’offrent à notre regard, sublimes et intouchables.

“Ce que l’oeil voit et convoite…”, retranscrit Thierry Tillier, “…que ta main s’en saisisse”, précise-t-il, retouchant sensiblement l’énoncé du mystique rhénan Jean de Brünn. Prescription individuelle à la vie et à son accomplissement par les sens ou douce ironie à l’adresse d’un spectateur extatique, figé dans la contemplation de cette esthétique outrancière? Thierry Tillier sème en tout cas le doute face à ces images de corps “se décrivant eux-mêmes” et paraissant univoques. Il déterritorialise ces figures féminines, les expatrie, crée une rupture, un déchirement. Ces dernières générations de top-modèles aux attitudes maîtrisées et aux tirages illimités, retrouvent la singularité d’une découpe accidentelle, d’un défaut d’impression ou simplement la possibilité d’être altérées. On peut, à ce niveau, penser aux débuts du pop art (le pop anglais notamment), où certains artistes vont également développer une réelle “conscience du matériau choisi” et un “instinct de collecte”[13] des images diffusées dans leur quotidien.

C’est bien avec le pop art que l’on prend conscience de l’intérêt à intégrer l’imagerie érotique issue des mass media au sein de l’activité créative. Et c’est dans ce cadre que va se développer une recherche esthétique tout à fait spécifique participant d’une “déification dépassionnée de l’objet commun”[14].

Baudrillard décrit le strip-tease comme étant une activité contraire à la vie, basée sur une fascination fétichiste qui relève de la manipulation pure (il prend l’exemple de la poupée qui est faite pour être continuellement habillée et déshabillée). Il ne l’envisage pas comme “un jeu de dépouillement de signes vers une « profondeur » sexuelle, [mais] au contraire [comme] un jeu ascendant de construction de signes (…)” [15]. Les collages de Tillier se formulent, eux, dans un aller-retour permanent entre la prolifération de ces signes et leur occultation partielle ou leur disparition. Ces effigies appliquées ou arrachées, renvoient naturellement aux affiches de Villegle et de Rotella, mais également aux collages de Schwitters. Pour Thierry Tillier, un collage n’est jamais achevé, certaines images peuvent toujours être ajoutées ou arrachées, et celui-ci peut même être complètement détruit au final. Tout est disponible, seule subsiste la possibilité de retravailler de manière incessante ces matériaux naturellement altérables. C’est une sorte de digestion.

5. Post Scriptum…

Pour terminer son analyse sur le strip-tease, Baudrillard écrit: “La fascination du strip-tease (…) viendrait donc de l’imminence de découvrir, ou plutôt de chercher et de ne jamais parvenir à découvrir, ou mieux encore de chercher par tous les moyens à ne pas découvrir qu’il n’y a rien” [16]. Cette perspective nihiliste, on la retrouve également dans le travail de Thierry Tillier, mais chez lui, a contrario, elle est associée à une activité extrêmement jouissive. C’est pour cela qu’on a envie de rapprocher son travail de certains aspects de la culture décadente de la Vienne fin de siècle. Si on peut considérer que “la vieille Autriche [était] (…) ce vide, [et qu’elle était] surtout la connaissance et la dissimulation de ce vide (…)” [17], on peut également mettre en valeur l’activité créative extrêmement jubilatoire qui y était intimement liée.[18] Les collages de Tillier peuvent être assimilés au “non-style” de la Ringstrasse viennoise (par exemple) qui se manifeste comme une “coexistence décousue d’éléments hétérogènes et inauthentiques, [devenant] l’expression vraie de l’inauthenticité de toute la vie moderne et de l’individu lui-même, qui apparaît toujours pluriel” [19]. En somme, on peut effectivement les mettre en perspective avec cette culture décadente d’où avait émergé une esthétique se révélant à travers les “perturbations provoquées par l’idée de Mort dans le Divertissement (…)” [20].

6. Nota Bene!

C’est souvent à travers l’ornement que cet univers éclaté retrouve son unité, mais c’est aussi dans ce miroitement sans fin, cet abîme, que se dissolvent les figures individuelles (on pense à l’œuvre de Klimt par exemple). Chez Thierry Tillier, tout comme dans beaucoup de récits symbolistes, les silhouettes individuelles peuvent se perdre dans l’espace. Le regard des figures féminines sont extraites, laissant tantôt apparaître la blancheur du papier sur lequel elles ont été apposées, et tantôt les images qui les ont précédées. Une carte évoquant les épisodes des conquêtes de Philippe Lebon peut orner des seins arborés lors d’un défilé de haute couture qui peuvent eux-mêmes compléter l’effigie d’une vierge du moyen-âge. C’est comme une histoire qui s’impose, où tout est susceptible de prendre le relais sur tout. Les images en viennent même à faire corps entre elles: les muscles tendus d’une femme apparaissent de même nature que les reliefs d’une chaîne de montagne et les sangles de cuir rejoignent les artères d’une carte routière. Ces reproductions ne sont pas juxtaposées, elles se succèdent et se superposent sur le papier, se dessinant alors suivant une nouvelle chronologie… qui semble sans fin.

Annabelle Dupret

10.2004

[1] J. Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, (Coll. “NRF – Bibliothèque des sciences humaines”), 1976, p.18.

[2] Ibid., p. 21.

[3] Loc.cit.

[4] Loc.cit.

[5] Propos de l’artiste lors d’un entretien. Août 2004.

[6] Loc.cit.

[7] J-P. Desgoutte, L’Utopie cinématographique Essai sur l’image, le regard et le point de vue, Paris, L’Harmattan (Coll. “Champs Visuels”), 1997, 18.

[8] Loc.cit.

[9] J. Baudrillard, op.cit., p.77.

[10] Ibid., p.89.

[11] Ibid., p.166.

[12] Loc.cit.

[13] M. Livingstone, Pop Art. A continuing History, xxxx, p.43.

[14] Ibid., p.10. On pourrait également parler d’une “Esthétique de l’Indifférence” pour reprendre l’expression de Maria Roth au sujet de Jasper Johns. M. Roth The Aesthetic of Indifference.

[15] J. Baudrillard, op.cit., p.167.

[16] Ibid., p.169.

[17] C. Magris, “Le Flambeau d’Ewald”, in : J. Clair (dir.), Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, Paris, éd. du Centre Pompidou, 1986, p.24.

[18] Alors qu’un Empire est en train de s’effondrer, les acteurs viennois développent une activité artistique et intellectuelle absolument inouïe.

[19] Ibid., p.27.

[20] M. Guiomar, “Principes d’une esthétique de la mort”, Paris, Le Livre de Poche (Coll. “Biblio essais”), 1967, p.70.