Le grand massacre a commencé
Jacques Abeille, preface, Sunday October 26, 1986
Le grand massacre a commencé – il étend ses sanies – il infiltre. Il reste quelques insomniaques. Fallait pas croire. Parce que les corps empilés comme bûches en fosses-furoncles, croupis dans des caves putrescentes, calcinés aux lance-flammes, ça se passait aux antipodes ou les déportations en masse dans les ruelles glauques du petit matin juste de l’autre côté de la ville quand le sommeil s’avachit, fallait pas croire que la mauvaise conscience suffirait. D’abord la conscience, cette flatulence, ça vient après, ça vient plus tard. Il n’y aura pas d’après; maintenant on ne sort pas du maintenant, on expire encore un peu, la plèvre collée au rachis, encore un peu, encore maintenant.
Avant qu’on ait compris, le désastre, non la fin, mais le prolongement, s’annonce, englue les papilles. Un bon usage du langage flotte encore insipide sur les réalités décomposées. Thierry Tillier capte celui dont on n’use pas au gré des fantaisies académiques caduques, celui qui vient, qui n’en finit pas de venir, qui dégoutte entre les grilles de la syntaxe, en hémorragies lacérées par le chuintement des épiphyses arrachées, déchirées par le claquement des tendons sectionnés. Les humeurs vitreuses, la lymphe et la bille, l’écume du sang à travers les moellons des mots, ça vient à Thierry Tillier, ça lui coule entre les doigts si terriblement visible et illisible qu’il n’est pas possible qu’il le fasse exprès. Ce ne sont pas des manières, seulement une nécessité crue – l’énergie du désespoir qui se rue sur les barricades thoraciques.
Parmi les phrases luxées, écartant les lambeaux, forçant les accrocs comme on écartèle un cul suintent les images, surviennent dans leur bain de sépia pulpeuse les porteuses saines aux lèvres disjointes. Thierry Tillier, somnanambule aux yeux crevés, acceuille. Alors elles exhaussent leurs secrètes viandes sur le chevalet d’encre et de chanvre, arborant leurs colliers de chiennes, la constriction des strings, l’opression des menottes nickelées. Fatalement devait venir le jour ou s’imposerait à nos nerfs l’image réelle de ce qu’il reste de nos amours. Nécéssairement le lisse profil des glamour girls, l’intacte retondité de leurs fesses pleines aurait cédé à l’avidité d’un forçat. Ce fut lui dans la rage de ce qui se dérobe comme la mort. L’amour au cœur des viandes décrypte les singeries des ouvertures qui s’affichent offrandes des profondeurs. Roueries d’intériorité! L’œillet fauve au fumet de terre brûlée n’était que le dernier masque de la théologie. Et pour cause! Les sueurs l’annonçaient: les muqueuses les plus nocturnes, c’est encore le labyrinthe de la peau; après quoi, la plaie d’être et rien. Le lacis des villes en gaine de suie avec la nostalgie de nos sœurs en vice, ces anges au sexe confident.
C’était à la fin du XXe siècle. Un frénétique notait pour nulle postérité les dernières traces de ce qui s’efface et inventait le surréalisme noir. Un rêveur sans paupières consumé d’une soif inextinguible de justice et de cruauté. Irréconcilié.
Jacques Abeille