Lieux et dérives du corps
Jean-Paul Gavard-Perret, Les Editions de L’Heure, 2003

Thierry Tillier — Lieux et dérives du corps Thierry Tillier — Lieux et dérives du corps

On pardonnerait tout à Thierry Tillier tant il aime les femmes. Mais le problème est qu’il n’a rien à se faire pardonner. Comme l’écrit l’un de ses commentateurs, “Thierry Tillier coupe-colle depuis plus de vingt ans sans souci de postérité, sans plans de carrière, il exerce avec naturel, par pure nécessité. Le résultat est là: des centaines voire des milliers d’images électriques qui court-circuîtent les mécanismes de l’oeil». Il crée ainsi un art qui agit comme un coup de batte de base-ball sur la nuque, coup qu’on ne voit pas venir et qui nous étend.

Chez lui en effet l’image demeure partiellement anthropomorphique et se dégage de toute diégèse psychologique. Le collage devient ainsi le procédé libre qui à la fois serre le corps au plus près et le met en des situations sinon inconfortables du moins imprévues. Et le spectateur qui la reçoit en pleine figure – comme si ce fameux coup de batte de base-ball cité plus haut ne touchait pas seulement la nuque mais était reçu de face est soumis à une sorte de désarroi face aux détournements des codes originaux dont sont tirés les bribes d’images dans leurs conflagrations provocantes.

Le spectateur pris dans ce réseau de rapports visuels recomposés devient ainsi la cible de l’image puisque l’artiste (et auteur aussi) renverse le statut même de spectacle et de spectateur. En un tel dispositif, et même si la femme est le plus souvent au centre de l’investigation, le sujet n’est ni neutre ni incarné dans une figure specifique mais exposé a des processus d’instrumentalisation et de négation de ce qui le constitue comme objet dans et de l’image de base dont il est tiré et dont l’artiste fait sa matière. Le corps est donc omniprésent mais il acquiert dans une telle désincarnation à la fois de et par l’image un statut bien particulier. Il devient une sorte d’étau qui oppresse celui du spectateur. Et c’est ainsi que l’image crisse, perd sa simple fonction de communication omniprésente; multipliée en ses assemblages elle défaille paradoxalement.

Le corps y résiste mais mal; il est à la fois vecteur et récepteur de tous les dangers. Il n’est donc plus le lieu de l’expression privilégiée de l’humain, il est là comme «rernversé» et c’est le mouvement hallucinatoire de l’image qui fait capoter la fonction de piège fantasmatique du désir voyeuriste – et ce même si Tillier trouble encore ce jeu. Car il n’en finit pas avec tous les pièges de l’image toutefois il réduit les jeux de dupe que proposent généralement les images anthropomorphiques. L’image humaine n’est plus à proprement parler humaine : elle ne sert plus de similitude, de relique ou de réplique à celui qui la regarde: elle est renversement, inversion, négatif – mais pas dénuée de charme la négation…

C’est pourquoi sa présence – presque son apparition – est peut‑être incantatoire, fascinante mais de manière bien particulière. Elle n’est plus apparition narcissique. Le spectateur ne peut plus s’y reconnaître, il ne peut que s’y voir autrement. La bouche – comme toutes les autres parties du corps est une bouche vide de sens, mécanisée. Le visage n’est plus un visage humain mais celui d’une sorte de virtualité qui pourtant garde ses appâts contredite ou appuyée par les autres éléments de l’image qui en constitue sa diégèse. Dès lors le langage de l’icône par sa dématérialisation et se reconstruction produit un effet ambigu, volontairement ambigu: fascination/attraction, répulsion/rejet: l’insatisfaction volontairement agaçante est programmée à travers les découpes. Ainsi le corps est comme sinon effacé de moins tempéré entre ce qu’on pourrait appeler le sujet et l’énoncé dans ce qui constitue cependant les fragments d’un discours amoureux.

En définitif, chez Tillier le corps est donc aboli et exhibé, il est restitué de manière décalée. Un vide s’ouvre vers une présence en abîme, à l’abîme de la présence. L’être au monde, l’être du monde dans lequel il est réduit, insère, pris en sandwich (toutes les diégèses ici travaillent comme des étaux) ne permet de penser le corps que loin de toute idéalisation en dépit des apparences de sa beauté, de ses attraits (côté face, côte pile). De la sorte, émerge une décomposition nécessaire, un sacrifice indispensable pour une résurrection, une recomposition ici même, dans cet étau, dans ce lieu de pilonnage – et ce sans appel à une quelconque mystique, à un quelconque narcissisme.

Exit l’empreinte judéo‑chrétienne fût elle relayée par Freud. Ne demeure qu’une déstructuration du corps et du langage de l’image loin de toutes figures emblématiques historiquement ou légendairement codées. Ne subsistent que les lacunes, les restes et les failles de ce «préalable iconique». Reste ce hiatus dans lequel Tillier nous plonge de manière très perverse (l’humour d’ailleurs n’est jamais loin). Et si le Moi reste tributaire de la surface optique dont il émane, cette surface en aura pris ici un sacré coup, un dernier coup de grâce: mot à prendre dans les deux sens du terme puisqu’il s’agit pas là d’une fin (de non recevoir) mais d’un appel a un «toucher». Car nous somme à la fois écartés de corps, mais nous sommes aussi en plein dedans – mais mal.

Simplement – et même si ce n’est pas si simple que ça – au sein des collages, quelque chose ne colle plus. Et c’est bien là l’essentiel lorsque l’art ne cultive pas le mythe d’un beau pour lui‑même mais qu’il invite à d’autres métamorphoses. Ici la capture visuelle ou spéculaire joue à l’envers non pour notre plaisir mais pour un éveil. L’organisation du corps et du langage iconographique se renverse donc au moment même où le statut de l’image est inversé, au moment où on ne regarde plus l’image mais d’une certaine façon lorsqu’on est regardé par elle, lorsqu’on se fait «mettre» par elle.