
Mail-art dans les Limbes
Clôturé le 15 mai dernier, l’appel Mail-art dans les Limbes lancé par Thierry Tillier en novembre 2024, donne à voir, au sein de la galerie Jacques Cerami et dans une logique non commerciale, le résultat d’une collecte internationale d’une belle densité. Basé sur le principe intrinsèque du Free technique and size. No jury. No return. No theme, cet appel ouvre le champ des possibles, laissant à chacun, visiteurs compris, toute latitude pour donner du sens.
À la marge, donc, et sans retour.
Officiellement né à la charnière des années 1950-1960, dans le cadre de la New York Correspondence School of Art de Ray Johnson (1927-1995), dans le sillage du phénomène Fluxus et de ses nombreuses remises en question artistiques ainsi que du Nouveau Réalisme français, le mail-art – qui voit ses « préceptes » notamment enracinés dans les démarches avant-gardistes du début du 20e siècle européen – utilise spécifiquement le courrier postal en ses composantes et services, à la fois comme support de création et comme moyen de diffusion. Alors alternatif et activiste, positionné d’emblée « à côté » des canaux traditionnels de monstration et de vente d’œuvres d’art, cette tendance (cette « rivière » comme devait la nommer Ray Johnson) est un espace-temps parallèle de liberté totale. Transgressif, critique, parfois aux confins de la légalité, il est le lieu de toutes les approches et postures possibles.
Aujourd’hui, même s’il a depuis longtemps pénétré les Institutions où il a été organisé en collections, fait l’objet d‘inventaires et d’archivages d’envergure, d’expositions et de publications catalographiques raisonnées, le mail-art continue de s’épanouir, au fil de rencontres hasardeuses, d’échanges spontanés entre artistes ou appels sur les plateformes dédiées. En cela, fort heureusement, cet art de la correspondance semble parvenir à préserver, « en dehors » des réseaux officiels, sa nature spontanément libertaire et contestataire, son champ d’application échappant par ailleurs ainsi aux éventuelles tentatives de circonscription. La présente exposition sera donc perçue comme l’occasion, encore rare, de découvrir l’univers « marginal » du mail-art, et ce en dehors de toute acception mercantile, ce qui est passablement exceptionnel au sein d’une galerie que pour être souligné.
Thierry Tillier (Charleroi, 1957) qui, depuis la Belgique au début des années 1970, s’illustre dans cette mouvance internationale, en est toujours aujourd’hui l’une des figures marquantes.
Collagiste-cartographe épris de liberté, foncièrement engagé, féru d’ésotérisme, d’occultisme, il saisit à bras le corps les images qui nous entourent, nous submergent, vouées à une perte de sens programmée. Ses collages – innombrables propositions énigmatiques, mêlant poésie visuelle (au sens propre des termes) et critique sociale dans une esthétique volontiers érotique – sont tout autant interfaces entre lui et le monde, actes de résistance, que reflets kaléidoscopiques de notre société. Connecté, rivé au monde, si Thierry Tillier est l’héritier – statut qu’il ne revendique pas – d’une tradition du collage vieille de plus d’un siècle, il est surtout et avant tout un artiste soucieux d’être utile aujourd’hui.
Dès lors, il choisit, trie, coupe, déchire, taille dans le vif, recouvre, découvre et déploie son univers de papier à la barbe d’un monde complexe qui l’inspire. Les images dont il se joue se divisent, se multiplient, et les niveaux de lecture se superposent, encore et encore, entraînant le spectateur d’abord séduit, puis fasciné, troublé, vers toujours plus de sens et de remises en question. Ainsi, ancré dans une société dont il perçoit les écueils, Tillier, avec ses collages, nous ouvre tout à la fois les portes de son « enfer intérieur » (dont il cherche d’évidence à se libérer) et la voie vers un questionnement toujours salutaire.
Dans ce contexte, la dynamique collective du réseau, de la communication, de l’échange et du partage, caractéristique du mail-art et la liberté d’expression qui le sous-tend, échappant à tout contrôle ou jugement, semble le nourrir. Ainsi, cet appel Mail-art dans les Limbes serait-il une autre façon, pour lui, de prendre le pouls du monde, mais aussi d’agir et de le faire savoir ?
Quant à la référence aux Limbes, une fois encore elle est absconde, comme les aime Thierry, en lien direct avec un univers qui lui est propre et qu’il ne nous revient pas de spoiler ici (même si l’envie nous en prenait) puisque lui-même la dit « cachée ». Découvre donc qui pourra ou voudra. Non pas qu’il s’agisse là d’une énigme à résoudre mais sans doute d’un niveau de lecture supplémentaire à prendre en compte, fût-ce dans son incompréhension.
Quant au résultat de l’appel lancé depuis Vis, petite ville croate où réside désormais l’artiste carolorégien, si une fois encore il nous conforte dans l’assertion qu’il n’y a de mail-art que polymorphe et libre, il nous en dit long, au même titre, sur son caractère égalitaire, profondément démocratique et non-élitiste.
Plus encore, à l’heure du virtuel à tout va – et il existe en effet des appels à participation artistique par message électronique et « digital art » – et de la fracture numérique, cet art postal en sa version analogique, en son mode de fonctionnement historique donc, se trouve paradoxalement densifié/amplifié du fait même de sa matérialité tout autant diversifiée que désuète, « délicieuse célébration de l’encre, du papier et des timbres-poste », que celle-ci soit le fait d’un « ponte » de la discipline (et cette « moisson » en compte quelques-uns) ou non.
Et que nous dit-elle justement cette matérialité, affranchie, tamponnée, estampillée, consolidée par son déplacement, physique, d’un point A à un point B, par son dépôt par un facteur, une factrice, dans une boîte aux lettres, par sa réception impatiente et enfin par son décachetage nécessairement délicat ?
Que nous disent-elles ces œuvres surgies de leur propre déplacement dans l’espace et le temps ? Que nous-disent-elles, ces incarnations hybrides, ces concentrations de signifiants sur quelques centimètres carrés, de leurs auteurs, de leur destinataire, de l’état d’esprit et de la philosophie qui les animent –artistes généreux et collaboratifs – du réseau dans lequel elles existent et qui les légitime, de nous qui les observons, de l’art lui-même, du monde, de ses dérives et, faut-il le dire, de l’état de la résistance implicitement conscientisée et critique du mail-art à leur encontre ?
À moins d’être fin connaisseur de la démarche de l’un ou l’autre de ces plus de 200 (!) participants, ces envois, ces œuvres « en circulation » resteront, pour beaucoup, le plus souvent, nimbés de mystère ; c’est la règle d’une articulation entre correspondants réputée secrète. Et fort heureusement, puisque ces enveloppes, tampons et timbres, cartes postales, photographies, dessins, peintures, collages, objets… et textes sont de fait des messages personnels adressés à Thierry que ce dernier conservera dans ses archives. Pour l’heure, il nous les laisse généreusement appréhender en leurs multiples détails singuliers dans un rapport, il est vrai, littéralement et inévitablement physique, presque corporel. Les réponses de Thierry, elles, nous resteront, pour le moment, par définition, inconnues.
Mais ces envois sont, aussi, les vecteurs de regards portés sur le monde. Et c’est bien cette dualité justement qui, majoritairement, en détermine la nature profonde. Dualité qui repose, d’une part, sur l’intime d’une relation – l’échange personnel entre artistes – et, d’autre part, sur la portée sociale ou contestataire, oserait-on dire la force de frappe, d’œuvres originales pourvoyant au besoin universel de communiquer et, par là-même, d’exister dans sa relation à l’autre, de se manifester à lui, sans tabous, sans entraves, sans censure et ainsi, d’être foncièrement au monde. Déroutante ambivalence.
Ainsi, Allemagne, Argentine, Australie, Autriche, Belgique, Biélorussie, Brésil,
Canada, Chine, Corée du Sud, Croatie, Danemark, Espagne, Euskadi, France, Finlande, Grèce, Hongrie, Italie, Japon, Lettonie, Lituanie, Macédoine, Malaisie, Mexique, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Serbie, Suède, Suisse, Tchéquie, Turquie, Uruguay, Usa… sont autant de points de départ, de provenances qui, une fois épinglés sur un planisphère – à la manière de ceux chers à Tillier – et reliés à leur destination, tracent les cheminements d’une vaste chaîne d’artistes, d’un impressionnant rhizome de préoccupations, éclectique et aléatoire.
Œuvre collective, collaborative, elle aboutit à Couillet, commune wallonne, depuis Vis, petite île de l’Adriatique devenue pour un temps, le cœur battant d’un réseau planétaire qui, depuis les années 1960, ne cesse de croître et – sous la forme d’un chant choral, d’une poésie polyphonique, portés par des milliers de voix éteintes, présentes et à venir – de s’interroger sur le monde et de résister.
À la marge et sans retour.
Coraly Aliboni
Historienne de l’art
mai 2025