La première chose qui me vient à l’esprit, quand je regarde cette Suite d’une dizaine de Collages de Thierry Tillier, instillée par Jacques Cerami et partie d’un Collage réimprimé en grand format de l’auteur de sa Série de Taupes qu’ils avaient tous deux réunie en 2006 (Art Brussels), c’est son aura personnelle, persistante, qui fait éclat avec ces images apposées sans effets et toujours plus vulnérables.
Par ces temps présents, imposants et sans brèches, qui n’autorisent plus personne, Thierry Tillier choisit nos images du monde, dans un retrait incalculé (mais croissant), en s’éclipsant lui-même de celles-ci, et en les apposant simplement sur ses feuilles imprimées. Et c’est ainsi, aujourd’hui plus encore qu’on ne pouvait s’y attendre, dans toutes ses réserves personnelles, qu’il se déleste des objets du monde pour offrir une place et des espaces inouïs à la candeur imprédictible du regard du visiteur, avec des images teintées de clémence et de beauté apposées à la taupe illustrée…
Cet ensemble de dix Collages, grands formats, de Thierry Tillier, l’artiste et Jacques Cerami l’ont éperdument souhaité, sans en connaître au préalable les contours, mais en ayant tous deux choisis, pour l’initier, de poser la focale sur une image confidentielle (et d’autant plus prégnante pour chacun) agrandie et multipliée comme une fenêtre ouvrant sur la vie et ses contours insondables (juste une image comme espace et vue possible d’un lien présent) : la petite taupe illustrée, de ces revues libertaires qui circulaient dans les années 60, résignée, les membres ridicules et le regard hagard, portant le canon sur la tempe ; cette taupe aux airs teigneux, les traits tombants, le regard morne et les membres trapus nous fait sourire aussi ; ressuscitée par les deux amis, au moment où la vue devenait justement opaque et où le monde se retranchait.
Comment cette Série saillirait dans ce dédale pour percer vers le jour du visiteur, alors que Thierry Tillier engage pour lui-même, depuis toujours (à travers des expositions depuis 1977) et tant qu’il le pourra, des voies et des galeries échappant aux sentiers communs ?
Quelque chose s’est déplacé, depuis les années 2000, avec cette dernière série, au croisement d’une nouvelle latitude de Jacques et d’un nouveau méridien de Thierry.
En venant voir cette toute récente suite de dix Collages de Thierry Tillier, on découvre les archipels que Thierry nous avait offerts depuis les années 2000 et qui se dégagent à nouveau dans l’ensemble. Ils n’ont pas changé de dimensions, toujours mobiles et uniques, sur une large table vouée à leur épanchement et au regard du visiteur.
Thierry présente ces œuvres ouvertes sans abstraction, si ce n’est celle d’une image contemplative qui se déploie au-delà de nos finitudes dans une ultime répétition de ce que l’on aime collecter : des atlas de fleurs quadrillant des cartes d’État major, des recueils botanistes où les fétiches s’enchevêtrent dans les annotations intimistes, des notes dactylographiées éparses où les vignettes illustrées et alignées dénombrent nos paradis artificiels.
Les dix collages se composent eux-même d’interventions si minimales de Thierry qu’on en vient à se demander s’il ne s’est pas éloigné, plus loin encore, des continents dont il tentait déjà, en 2006, de relier les rives (icônes et fétiches, joie de vivre et connaissance du chaos). Apposant simplement des images du monde vécu et commun (qu’elles soient du vieux monde ou en jeunesse renouvelée), tout en palpant, plus que jamais, leur proximité inouïe avec son univers personnel et insondable ; sa distinction par l’éclipse offre au visiteur, somme toute (mais aussi magistralement), une voie royale et sans bitume pour fouler le présent avec une ultime et prodigieuse liberté d’itinéraire.
Thierry Tillier questionne les images dont les veines n’ont pas encore rompu avec le réel et le vivant.
Annabelle Dupret
Septembre 2021