Thierry Tillier – collages et bondage
Vincent Delvaux, Culture Passe n.31, October 2001

Thierry Tillier, avec ses samples de papier coupés à vif, passe en revue tout l’éventail des états extrêmes de la tension érotique.

“Le sexe comme l’eau, les poudres comme des dents de lait de la mort, les liqueurs bleues, les doses de lumières les colors brûlées” – Thierry Tillier

Thierry Tillier coupe et colle sans vergogne. Fortement marqué par l’esprit communautaire et utopiste qui agitait la sphère artistique dans les années septante, il s’est construit pas à pas ses “zones autonomes temporaires” où souffle le vent d’une liberté sans renoncement. C’est l’époque des fanzines alternatifs – Devil Paradis, Anatolie au café de l’aube, The delice garden, et bien d’autres -, du mail art et de ses réseaux souterrains de diffusion, de Timothy Leary et de ses trips psychotropes, du cut up et des punks d’avant Johny Rotten.

Thierry Tillier s’initie alors à la mystique tordue et libératoire de Aleyster Crowley, dont il traduit certains textes pour la première fois en français et sort des cartes postales inspirées du fameux Livre de la Loi, et gravite en électron libre dans la mouvance de l’Ordo Templi Orientis. Aujourd’hui encore, son œuvre témoigne de cet intérêt marqué pour la gnose et est truffée de références à la mystique rhénane de Maître Eckhart ou aux allégories moyenâgeuses des théologiens de béguinages, voire des Primitifs flamands.
Thierry aime travailler sur les formes mélangées, les réseaux hybrides, ainsi n’avoue-t-il pas que la nébuleuse dans laquelle il papillonnait alors fonctionnait “selon les mêmes principes gnostiques : des premières sectes chrétiennes aux groupes gauchistes ou situationnistes post-68”.
Le lien est fait et Thierry Tillier aura tôt fait de tremper sa plume dans le vitriol de la poésie de William Burroughs, de Brion Gysin et des autres écrivains beat : Ginsberg et Kerouac, notamment. “J’ai commencé en écrivant des fragments qui évoquaient une sorte de surréalisme décalé et la beat generation” affirme-t-il. “Par la suite, j’ai continué à utiliser la technique du pick-up, du recyclage, en refusant la hiérarchie entre les différentes disciplines – collage, musique, écriture, photo, graphisme – et au sein même de l’écriture.”. Cette écriture rhizomatique (pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze), qui met en relation plutôt qu’elle ne hiérarchise, refuse catégoriquement l’immixtion de la psychologie en son sein et se présente comme la superposition de couches de vie, intermédiées et hypertextuelles, comme la juxtaposition d’abîmes, dont on se perd à imaginer les rêves qu’ils pourraient abriter en leurs entrailles, dans la coupure et le chaînon manquant. Chaque rature, chaque hiatus du sens devient alors le prétexte à une nouvelle échappée, un nouvel hypertexte, le fragment d’une narration courbe, intentionnellement non-linéaire, amplifiée par les bris des images-fictions qui nous sont livrées. Les prémices d’un travail que l’on imagine bien décliné sur le web tant la matière y semble perméable. “En fait, les notions d’hypertexte et d’hyperimage se retrouvent spontanément au centre de mon travail. Ce qui m’intéresse plus particulièrement dans Internet, ce sont les nouvelles possibilités de diffusion, plus sans doute que les aspects liés à la reproductibilité de l’œuvre via le numérique, même si par ailleurs j’utilise actuellement beaucoup les technologies numériques dans mes collages. Ce n’est en outre pas un hasard si tous les gens qui, dans les années septante, faisaient du mail art se sont à présent tournés vers le Net. Ce qui primait, finalement, n’était pas tant ce qui était montré que les canaux de diffusion des œuvres. Je suis d’ailleurs étonné du nombre de mes travaux qui circulent sur le réseau.”
De l’échantillonnage de papier au sampling sonore, que l’on retrouve de manière généralisée dans la musique électronique d’aujourd’hui, le fossé n’est pas très large. Thierry Tillier ne s’y trompe pas en avouant que s’il n’a “pas encore commencé à travailler avec des musiciens, la démarche est cependant naturelle et j’y viendrai certainement. Il y a plusieurs années déjà, Masami Akita (Ndr : grand electro-colleur sonore levantin, maître d’œuvre du mythique Merzbow) traduisait mes textes en japonais. C’est un signe.”
Avec ses samples de papier coupés à vif, Tillier passe en revue tout l’éventail des états extrêmes de la tension érotique : du bondage japonais aux pin-ups pour ados vaguement sados, des corps machinisés, liés, martyrisés, percés, aux fongus phalliques, de la chair écornée aux bimbos harnachées, Tillier évoque tour à tour l’épenthèse de ses fantasmes et de ses fantômes, d’Araki à Philippe Fichot, de Bataille à D.A.F. de Sade.
C’est dans cette cosmologie du bris, dans les interstices de son imaginaire recomposé et dans les mille pièces de ce puzzle à chaque fois mis en jeu, que cet infatigable colleur de vie nous invite à vagabonder. Heureux le glaneur qui ramassera les morceaux de cette humanité-là!